Où avais je attéris ?.. [Libre]

Azilyss avait marché longtemps. Le temps de quitter les environs du pensionnat, le temps d'oublier qu'elle était partie, le temps de perdre le fil de ses pas et s'en aller rêver vers la grande dame d'émeraude, la verte étendue de paradis que lui avait offert la Forêt. . . et sans trop savoir comment, ni encore moins se rappeler d'où elle venait, sa présence s'était laissée dériver jusqu'aux lieux où elle devrait désormais s'installer. Ses chaussures étaient certainement restées là-bas, puisqu'à présent ses pieds écorchés lançaient un appel désespéré à son cerveau, à mesure que ses pas la rapprochaient de l'établissement. Mais il était si simple de ne pas y penser. De toute manière, elle ne voyait pas ses pieds : ses yeux fixaient le bâtiment. Comme si sa mémoire y était restée le temps de sa ballade, Azi se souvint brusquement qu'elle avait déposé ses affaires au pied d'une porte. Sa chambre sûrement. Chambre derrière laquelle il y avait un bruit de conversation. Porte qu'il lui faudrait bientôt ouvrir, et conversation qu'il lui faudrait peut être partager. Azi n'aimait pas cette perspective. Elle secoua la tête pour oublier encore, juste un peu.
C'est alors qu'à la place du souvenir se matérialisa la perception de l'odeur. Les effluves du tabac lui firent tourner la tête un instant de plus, et lorsque ses paupières clignèrent, elle crut presque voir les volutes danser en spirales aériennes sous ses yeux. Une couleur et un aspect pour l'odeur informe qui s'échappait de la cigarette. . . entre des doigts fins et blancs . . . Blanc. Un tas de neige humanoïde. Azilyss se frotta les yeux. Le visage baissé recouvert d'une main : impossible d'observer ses traits. Pourquoi se cachait-il ? Etait-ce humain ? Masculin ou féminin ? Vivant ?

"Bien sûr qu'il est vivant, idiote", se dit-elle en clignant des yeux. "Comment crois-toi qu'un mort pourrait fumer une clope ?"

Elle fit quelques pas de plus et posa un genoux à terre, face aux marches et face à l'individu.

- Excusez-moi, lança-t-elle d'une voix hésitante. Vous allez bien ?

Il y avait dans cet être tout de blanc vêtu une grâce qu'elle n'avait jamais connu ailleurs, chez d'autres humains. Et la manière dont la main et la capuche masquait son visage l'intriguait.

"Mais vous, vous allez bien ?" rappela à ses neurones l'appel perdu des pieds écorchés. Une grimace intérieure chercha à exprimer la douleur, mais Azi ne fit aucun commentaire. Le sourire de cet individu agissait comme un baume. Envoûtant. Dangereux ? Elle avait discerné l'éclat de sa canine. Jamais auparavant elle n'en avait vu de si longue. Mais comme bien des fois, le charme l'emporta sur la méfiance : cet être, quel qu'il soit, jouait à la perfection avec ses défenses. Et puis, il arrivait rarement à Azilyss de s'inquiéter, aussi ne se posa-t-elle plus de question au sujet de ce singulier détail de sa dentition.
Un dernier miasme d'incertitude se glissa dans son esprit lorsque la main froide de l'étranger saisit la sienne. Sa chair transmis à la sienne une myriade d'étincelles glacées qui la firent frémir et bientôt, se furent ses lèvres qui effleurent de leur contact presque irréel l'envers de sa paume. Une nouvelle interruption de la voix douce ébranla le fil de ses pensées :

- Je suis Tsuki Yorukami, enchanté.

Azilyss cligna des yeux, intriguée. Non pas par les manières élégantes du dénommé Tsuki, mais par l'expression impossible de son visage, et le mystère entier de tout son être. Elle repensa à ces foules de riches londoniens qui déambulaient jour après jour dans le grand salon de sa demeure, de leurs révérences, leur air hautain, leurs minauderies et les siennes, l'hypocrisie qu'elle avait dû apprendre à manier avec grâce. Il lui fallut réprimer une nouvelle grimace. Ce qu'il y avait de rassurant, c'était l'évidente différence qui séparait Tsuki des gens qu'elle avait jadis côtoyé, contre son gré.
Désireuse de ne pas passer davantage pour une enfant sauvage, Azilyss inclina la tête, évitant le regard troublant du jeune homme.
Elle se rappela à temps qu'elle devait elle aussi se présenter :

- On m'appelle Azilyss van Dock. Ravie de faire votre connaissance.

Si l'inquiétude s'était dissipée, sa curiosité mêlée de malaise ne pouvait que croître. Une sorte de serpent aussi sinueux que ses entrailles, suivant leur courbe, élargissant les sombres tunnels, en hurlant, mordant, grignotant pour s'enfoncer, encore et encore jusqu'à sa frêle raison, ses cris se répercutant entre ses chairs, un malaise profond et indicible, vivant, terriblement vivant . . . Un serpent chaud. Si chaud qu'elle ne pouvait le repousser tant qu'il ne lui faisait pas de mal. Ce malaise n'avait rien de détestable, au contraire. Azilyss n'avait jamais aimé l'équilibre. Or à cette instant son esprit tanguait comme un navire abandonné sur une mer en furie.

-Pourriez vous m'accompagner à l'intérieur ? Vous devez avoir une chambre, je vous y conduirais si vous le voulez bien.

Sa chambre. Azilyss poussa un soupir qui freina l'avancée du serpent. Bien sûr, sa chambre. Autant que ce rude virage de son existence soit prit au plus tôt. A choisir, elle aurait préféré dormir hors du pensionnat. Mais l'idée aussitôt émise, elle se sentit stupide. Il le fallait après tout.

- Je vous suis, déclara-t-elle, de la manière la plus neutre qu'il lui soit possible de mimer.

En quelques douloureux pas elle rejoignit Tsuki, non sans jeter un dernier regard de regret vers l'extérieur. Elle n'avait pas remarqué le soulagement de l'étrange jeune homme, aussitôt que la lumière du soleil l'avait abandonné à l'ombre du bâtiment.

Aziyss haussa un sourcil, surprise. Comment diable pouvait-il agir ainsi ? Passant d'une décision à l'autre sans qu'aucune ne puisse être prédite, et toujours suivant avec exactitude le cheminement de ses pensées à elle . . . Elle ne comprenait pas. Peut être cela n'avait-il pas la moindre importance. Peut être n'était-elle pas aussi secrète qu'elle s'était plu à l'imaginer. Ou alors, tout venait de lui. . . Azi secoua la tête. Son regard se braqua sur Tsuki tandis qu'il redescendait les marches. Une image. Brève et imprécise.

- Vous n'aimez pas le soleil ?, murmura-t-elle.

Ca n'avait aucun sens. Elle parlait trop.
"Ne laisse pas tes sens prendre la parole ainsi. C'était juste une impression. Tu as faux. Tais-toi, maintenant.", s'empressa-t-elle de se crier.

- Pardon, je ne sais plus ce que je dis.

Elle le suivit à l'extérieur, le regard rivé droit devant elle. Ses yeux à lui la troublaient. Mais quand même . . .

- Ne faîtes rien en fonction de moi, s'il vous plaît, dit-elle encore. Si vous préférez rentrer, je ne vous oblige pas à subir ma présence.

Un petit bond la mena au sol. La paume à vif de ses pieds se frotta douloureusement à l'herbe. Ca n'avait rien de déplaisant. Azilyss se tourna vers Tsuki. Tenta de le regarder dans les yeux, et captura un instant leur éclat de saphir. Aussitôt, il lui fallut porter ailleurs son attention.

- Faîtes comme bon vous semble, déclara-t-elle.

Azilyss repoussa doucement le paquet de Tsuki, le remerciant tout de même. Si elle appréciait l'odeur, elle ne s'était jamais permise de fumer. Ses poumons la trahissaient déjà bien assez souvent à son goût.
Un peau sensible . . . Une excuse acceptable. Mieux valait ne plus poser de question.
Azilyss leva un de ses pieds pour le saisir. De son doigt elle suivit la courbe sinueuse d'une écorchure. Cela se soignerait bien. Il lui faudrait juste marcher avec des chaussures, à l'avenir. Chaussures. Où diable les avait-elle encore laissées ?
Elle leva les yeux vers Tsuki. La cigarette se consumait lentement. Elle aimait les volutes qui s'en échappaient. Tourbillons d'une fumée vite perdue. Elle pensa à l'âme dansante qui s'élève d'un corps dépéri. Pareille scène existait-elle ? Pouvait-elle ressembler à ce qu'elle avait sous les yeux ? Doucement son regard dériva, se porta sur les lèvres de Tsuki. Elle avait vu ses canines lorsqu'il avait souri. Un vague souvenir caressa sa mémoire, mais son esprit alourdi par son envoûtement fut bien trop lent pour s'en saisir. Il avait les dents pointues.

"Cela peut tout aussi bien ne rien signifier."

Sur cette pensée elle lança un regard vers la Forêt. Chaussures. Elle fit alors le lien et un profond soupir s'échappa de sa gorge. Parfois, elle se maudissait d'être aussi distraite. Elle était fatiguée. Peut être cela avait-il un sens.

- Je crois qu'il faut que je retourne dans la forêt, déclara-t-elle. Me suivrez-vous ?

Azilyss tourna la tête vers Tsuki et sursauta. Il souriait. Tant et si bien que tout autour de ses dents luisantes, son visage entier semblait scintiller. Elle dut cligner les yeux, éblouie par la joie manifeste de ce visage trop parfait. Elle en venait presque à douter de la réalité de l'instant.

- Bien sûr, c'est pour vos chaussures n'est ce pas ?

Azilyss se sentit gênée mais hocha vivement la tête. Avoir conservé la quasi-intégralité de son caractère enfantin ne la dérangeait que lorsqu'il apparaissait concrètement aux yeux des autres. D'autant plus qu'elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où elle avait posé ses chaussures. Ni pourquoi elle les avait retirées. Sa distraction légendaire la perdrait, un jour.
Le soleil était encore haut dans le ciel et la Forêt se dressait non loin. A première vue, ils ne risquaient pas de devoir à affronter la nuit là-bas. Sauf s'ils s'égaraient. Azilyss secoua la tête. Si son sens de l'orientation égalait celui d'une huître névrosée, elle espérait pouvoir avoir confiance en celui de Tsuki.

- Allons-y, alors, déclara-t-elle.

Et elle se remit en marche.



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